Nouvelle écrite dans le cadre d’un mémoire de master prospectiviste sur la prise en charge des personnes âgées en 2040, avec la contrainte d’y inclure 15 hypothèses imposées.
Comme tous les matins, la première chose que fait Adriel en se levant est de placer son microprojecteur sur sa chemise et de l’allumer. L’image projetée sur la table de la cuisine lui donne immédiatement accès à ses constantes et à celles du monde. En un tapotement sur la surface lisse, il ouvre l’agenda et y indique les visites qu’il va rendre aujourd’hui : en fin de matinée il passera voir Elisane à la maison d’accueil des aînés, puis Ronan qui vit dans sa grande maison familiale, et enfin Amalia, qui partage un habitat communautaire un peu à l’écart de la ville.
À l’image de toute la population, Adriel reçoit chaque mois un revenu inconditionnel versé par la caisse communale, qu’il complète avec des tâches librement choisies. C’est un élan sincère qui l’a fait choisir de travailler auprès des personnes les plus âgées, et il prend un plaisir non dissimulé à les accompagner du mieux qu’il peut. Grâce à l’agenda partagé, il peut organiser son temps et alterner les visites avec les autres bienveilleurs réunis au sein du collectif Veteris. Son petit déjeuner englouti, il file s’asseoir dans son véloeuf solaire qui a déjà reçu les coordonnées GPS de la maison d’accueil et qui démarre en silence pour le mener à bon port.
Elisane n’est pas surprise de le voir entrer dans sa petite chambre car la visite a été annoncée sur l’écran tactile qui ne la quitte plus depuis qu’elle a été prise en charge à la maison d’accueil. Bien sûr, à 92 ans, elle a perdu la plupart de ses souvenirs, mais grâce aux visites régulières des bienveilleurs depuis 20 ans, elle n’a pas complètement perdu ses facultés cognitives immédiates. Adriel vérifie en un coup d’oeil sur sa tablette que l’e-pharmacum a bien délivré les bons médicaments et que les taux sanguins sont corrects, puis il va passer plus d’une heure à prendre soin de la vieille dame : il coiffe doucement ses longs cheveux blancs, lui masse les jambes et le dos, tout en maintenant une conversation qui pourrait paraître anodine mais qui a été spécialement conçue pour stimuler la zone fronto-temporale.
Sur le plan administratif, depuis la signature du partenariat transnational de 2034, c’est l’état qui régule les flux financiers d’un marché devenu éthique. Les grandes multinationales ont bien compris tout l’intérêt qu’elles ont à participer au maintien d’une silver économie florissante en contribuant à l’entretien des maisons d’accueil dédiées aux aînés et à la rétribution des bienveilleurs. Elisane a sans doute bien encore de la famille éloignée quelque part, mais celle-ci est disséminée sur toute la planète et ne se sent pas directement responsable de sa prise en charge. Pour autant, la sachant entre de bonnes mains, ses arrière-petit-neveux lui envoient régulièrement des messages et des photos sur la tablette. Elle a toute sa place dans leur réseau social numérique.
Après avoir choisi un bento de légumes multicolores à la ferme urbaine, Adriel s’installe tranquillement dans son tiers-lieu favori et ouvre l’application de suivi contributif. Il y coche quelques cases et enregistre vocalement son ressenti subjectif. Cette documentation est une pratique indispensable au déroulement harmonieux des tâches du collectif. Il est maintenant l’heure d’aller rendre visite à Ronan, mais aussi à toute sa vaste famille ! Le véloeuf semble connaître la route par coeur.
Ronan est un jeune retraité de 77 ans, mais il est tout sauf oisif. Lui aussi reçoit son revenu universel depuis sa mise en place en 2028. Il est un des derniers citoyens à avoir bénéficié d’un contrat à durée indéterminée, une forme d’accord de subordination qui n’a plus cours aujourd’hui. Une fois ce contrat parvenu à son terme, Ronan a néanmoins continué à contribuer activement à de nombreuses associations d’utilité communautaire, comme le jardin partagé du quartier. Grâce à cette activité modulée, il continue de se sentir utile et de rencontrer régulièrement des amis, ce qui lui permet de préserver une excellente santé mentale et physique.
Quand Adriel arrive dans la grande maison à trois étages, il est aussitôt accueilli par les jumelles souriantes qui portent chacune un bébé dans les bras. Leur beau-père est assis à la table de la cuisine et discute avec leur grand-père Ronan pour établir le planning contributif de toute la famille pour la semaine. Ce sont les compétences en gestion et organisation d’Adriel qui vont ici être sollicitées. Non que Ronan n’ait pas conservé toutes ses facultés intellectuelles, mais il n’a jamais été un très bon comptable et l’accompagnement d’Adriel lui permet de rester en partie autonome sur le plan financier.
Car si les quatre générations cohabitent dans la maison familiale pour limiter les frais, il n’est pas question pour lui d’être une charge pour les autres membres du clan moultes fois recomposé au gré des rencontres et des séparations amoureuses. Aujourd’hui, il lui faut faire le point sur toutes les sommes versées par la chambre régionale des communs en rétribution de ses multiples activités, et ce n’est pas une mince affaire pour lui ! Quand Adriel reprend la route, un grand sourire éclaire son visage. Il aime la variété de ses journées, et la gratitude exprimée par ses protégés.
L’après-midi est déjà bien entamée lorsqu’il arrive chez Amalia. L’octogénaire est installée avec onze autres résidents dans un habitat partagé entièrement aménagé pour faciliter à la fois la vie sociale et la prise en charge numérique et pratique des diverses pathologies. Dans la grande salle commune, cinq vieilles dames devisent en tricotant des bonnets qui seront bientôt mis en vente sur la plateforme coopérative de Do It Yourself. Grâce à leurs bracelets truffés de capteurs, elles n’ont pas à se soucier de leur santé car elles savent qu’à la moindre alerte, une nurse sera prévenue et pourra se rendre rapidement sur les lieux.
Aujourd’hui, Adriel va montrer à Amalia comment partager ses objets mis en vente sur son réseau social préféré. C’est un peu comme un jeu pour elle, et Adriel met tout en oeuvre pour que cela le reste et qu’elle y trouve du plaisir. Ca fait bien longtemps maintenant que toutes les études scientifiques ont démontré l’importance de la joie dans le maintien d’une bonne qualité de vie, et Adriel n’a pas besoin d’être convaincu de l’utilité de cette activité, pas plus que les mécènes privés qui financent le lieu.
Le soleil est déjà en train de se coucher lorsque Adriel rentre chez lui. Il documente rapidement ses deux dernières visites, prend un petit repas, et s’allonge sur le sofa tandis que sa série préférée est projetée sur le plafond. Il est heureux de la vie qu’il mène. Mais comme chaque soir, tandis qu’il commence à somnoler, il n’est pas tout à fait serein. Il a bien conscience que ses patients et lui ont énormément de chance de ne pas faire partie de la majorité de la population qui a subi de plein fouet l’effondrement énergétique des années 30. Il sait que dehors, de nombreuses familles vivent dans des conditions quasiment similaires à celles du 19ème siècle, avant l’arrivée du pétrole et des technologies basées sur des métaux devenus bien trop rares pour être équitablement partagés…