1. Introduction

Temps de lecture estimé pour cet article : 14 minutes et 3 secondes Outre une première proposition de licence réciproque initialement conceptualisée par Dmitri Kleiner en 2007[1]Voir Peer Production Licence, la question de la création et de la mise en circulation d’une licence à réciprocité basée sur les communs a été posée en 2013 dans le cadre du projet FLOK (Free Libre and Open Knowledge) « lancé par le gouvernement d’Équateur pour faire travailler un groupe de chercheurs sur les scénarios de transition vers une telle “Économie des communs”, à l’échelle d’un pays tout entier » (Maurel, 2014). L’enjeu d’une telle proposition est de mettre en place « une véritable contre-économie éthique et coopérative » (Bauwens cité par Maurel, 2014) afin que « la valeur économique créée par les communs ne soit plus “aspirée” en dehors du commun vers la sphère de l’accumulation capitalistique » (ibid.). Ce type de licence vise donc à « explicitement […] créer une économie autour des communs » (ibid.).

Cette question se pose désormais avec encore plus d’acuité dans la mesure où, avec le développement et la démocratisation des pratiques numériques, de plus en plus de communautés se regroupent autour de communs, notamment des communs de la connaissance. En effet, « L’économie des communs est pour ainsi dire victime d’un paradoxe malthusien : les projets (et les besoins) se démultiplient à une vitesse exponentielle, à mesure que l’économie commerciale classique délègue de plus en plus d’activités aux communs » (Langlais, 2014). Il apparaît donc important de réussir à qualifier les échanges de ces structures émergentes entre elles et avec les structures préexistantes.

Nous proposons dans cet article de revenir dans un premier temps sur le fonctionnement des licences libres et des propositions existantes de licences à réciprocité afin d’analyser les raisons du non déploiement de ces dernières. Puis, nous tenterons d’envisager et expliciter une proposition théorique et pratique visant à rendre efficiente la prise en compte de la réciprocité dans les communs.

2. De la dissémination unilatérale à la transaction réciproque

Les licences à réciprocité ne cherchent pas à émerger dans un monde vierge de toute tentative d’utiliser des moyens standardisés visant à accorder des permissions de droits d’auteur supplémentaires à leurs œuvres. Avant elles, les licences dites « libres »[2]Voir la définition des licences libres, et particulièrement les licences Creative Commons ont pris leur essor, proposant d’apporter « un équilibre à l’intérieur du cadre traditionnel “tous droits réservés” créé par les lois sur le droit d’auteur »[3]Voir le site Creative Commons.

La particularité de ces licences, c’est qu’elles fonctionnent sur le mode de la dissémination. Une fois l’œuvre produite puis libérée par son auteur, celle-ci poursuit son chemin librement, simplement affublée d’une étiquette qui indique à l’utilisateur ce qu’il peut en faire ou non. Il n’y a généralement pas d’interaction directe entre l’auteur et l’utilisateur, sauf dans les cas avérés et portés devant la justice de litige sur le respect des conditions de la licence. Cela sous-entend par ailleurs que cette œuvre a une capacité de vie autonome, loin de son ou ses ʺgéniteursʺ, et que la mise en relation auteur-utilisateur n’intervient que dans l’éventualité d’un conflit. C’est en ce sens que David Bollier fait remarquer que « les concédants des Creative Commons ne s’engagent à l’égard d’aucune communauté, ils se contentent de changer les termes habituels du droit d’auteur applicables à des échanges transactionnels » (2011).

Or, comme le souligne Hervé Le Crosnier à propos de la pensée d’Elinor Ostrom[4]Elinor Ostrom, « prix Nobel d’économie » 2009 sur les communs, « la préservation de la ressource passe par la prise de conscience des interactions sociales qui permettent ce partage » (2012). Une licence à réciprocité vient donc introduire la notion de transaction entre l’auteur et l’utilisateur. On ne dissémine plus, on cherche à faire société, et c’est là toute la difficulté de la question. Pierre Dardot et Christian Laval le rappellent, « ce que l’on appelle le “social” désigne proprement l’ensemble des dispositifs qui visent à satisfaire des besoins collectifs sur une autre base que le marché, ou qui visent à éviter que le travail soit réduit à une marchandise » (2014, p.134) et « c’est alors toute la société qui peut être regardée comme le lieu de cette coaction des individus par le biais du rapport de commutation ou de réciprocité » (ibid. p.209). Dès lors que l’auteur, qui appartient  voire même se confond  avec la communauté en charge de la ressource, et l’utilisateur de cette ressource doivent se mettre d’accord sur un protocole de communication et d’évaluation[5]Rappelons ici qu’il s’agit de la définition même du pair-à-pair dans son acception originale. des échanges, les notions de liberté individuelle et d’autonomie s’atténuent inévitablement. Il faut accepter la contrainte d’un dispositif explicite, fut-elle minimale, pour rendre possible le dialogue.

En partant de ce constat, il devient évident qu’une licence à réciprocité effective à destination des communs ne peut plus s’inspirer directement des licences libres de type Creative Commons. Il lui faut trouver sa propre voie hybride, entre la fermeture du Copyright et l’ouverture du libre, tout en veillant à garder la possibilité d’une articulation avec les licences existantes.

3. Le respect du pair comme condition de la réciprocité

Si l’on observe les premières tentatives de définition de licences à réciprocité (Peer Production License, Fair Common Generic License, Copyfair License, Fairlyshare,…), l’on constate que, même dans une version la plus aboutie qui tente de tenir compte de la variété des interlocuteurs et des échanges (Community Reciprocity Licence), la proposition de réciprocité est tuée dans l’œuf dans la mesure où les auteurs de ces propositions cherchent à imposer leur vision (morale, sociétale, commerciale…) au sein même de la licence, y compris jusque dans son nom, et parfois pour une durée éternelle après eux, sur le modèle des Creative Commons.

On ne peut pourtant pas à la fois chercher la réciprocité dans le lien et s’affranchir de toute interaction avec l’interlocuteur. En cherchant à maîtriser la qualité de la transaction (en général pour se prémunir d’un abus potentiel ou en imaginant anticiper une évaluation constamment et universellement mesurable), les auteurs s’éloignent immédiatement de la notion même de pair-à-pair chère à Michel Bauwens[6]Voir Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel, rompant du même coup avec la philosophie qu’ils cherchent à incarner. C’est là toute l’ambivalence implicite de ces licences. La question qui se pose-là est bien de définir si une licence qui se dit ʺpair à pairʺ ou ʺréciproqueʺ a vocation à tenter de rétablir des rapports considérés comme structurellement déséquilibrés en insérant une forme de ʺtop downʺ pour agir volontairement sur cet état de fait et si, ce faisant, on reste dans l’esprit du pair-à-pair.

Là où le Copyright, la gratuité ou l’interdiction d’utilisation commerciale, qui peuvent être considérés comme des choix radicaux, s’imposent aisément par la dissémination, la complexité ouverte par la transaction financière n’est plus réductible à une loi universelle et unilatérale. Il devient nécessaire d’établir des critères d’évaluation de la transaction, critères qui ne sont pas uniquement fondés sur le flux monétaire mais également sur un faisceau de richesses[7]Voir aussi les notions de « matrices des richesses » selon la SAS ChezNous et le « 7D value » de Michel de Kemetter, parfois difficilement quantifiables, comme la satisfaction des parties ou la gratitude. Car « la production entre pairs vise la production de valeur d’usage » (Bauwens, 2015, p.53) et la construction d’une ressource commune n’est généralement pas motivée par l’appât du gain. La mise en place d’une licence à réciprocité vise précisément à « mieux protéger la valeur d’usage générée par la communauté » (ibid. p.117). De plus, qui dit réciprocité, dit écoute des besoins de l’interlocuteur à la même mesure que ceux de l’auteur et de sa communauté dans un échange de pair-à-pair[8]Pour mémoire, dans un réseau informatique P2P, chaque ordinateur est à la fois client ET serveur.

Notons d’ailleurs que cette question de l’introduction de valeurs morales individuelles dans la définition de transactions à visée universelles n’est pas nouvelle et fut soulevée déjà par la différence notable entre ʺLogiciel libreʺ et ʺOpen sourceʺ qui a causé une controverse avec Richard Stallman et la Free Software Foundation. « Le mouvement pour le logiciel libre a défini des règles sur des principes éthiques, celui pour l’open source (qui en découle) a proposé une traduction fonctionnelle. Cela a déclenché des différends relatifs au respect de ces principes. Les défenseurs du logiciel libre considèrent que le logiciel libre est une affaire de philosophie, tandis que les partisans de l’open source rejettent toute philosophie ».

On constate que, là aussi, éthique et commerce ont été considérés comme incompatibles avec d’un côté des personnes tentant d’imposer leur propre vision de ce qu’est l’éthique, et de l’autre des personnes refusant catégoriquement la régulation de la transaction proposée par cette éthique au nom de la liberté (notamment d’opinion).

4. Des (biens) communs et des communautés à géométrie variable

Par ailleurs, là où une œuvre de l’esprit peut être dite ʺlibreʺ et où son auteur peut lui ouvrir le chemin de l’autonomie en tant que bien commun universel, les communs qui cherchent à établir une réciprocité dans le lien n’ont souvent pas cette capacité d’autonomie intrinsèque. Ce sont généralement des projets gérés et protégés par une communauté, dans un cadre précis et avec des faisceaux de droits complexes permettant de qualifier chaque interaction avec la ressource mise en commun (qui a le droit d’accès, qui a le droit de gérer, qui a le droit de modifier, etc…). Nous ne sommes alors plus dans le cadre d’une œuvre créative qui voyage et dont le droit de propriété initial est définitivement libéré.

Prenons l’exemple d’une base de données développée sous la forme d’un commun, ou d’une bibliothèque d’œuvres mise à disposition en tant que commun : en aucun cas l’utilisation de ce commun ne donne lieu à un transfert de propriété. Et c’est bien aussi pour cette raison que la question de la réciprocité se pose : la communauté veut et doit veiller à ce que le bien commun soit préservé sur la durée. Ce type de bien commun appartient de facto à la communauté qui en prend soin, fut-elle à géométrie variable.

Pourquoi crée-t-on un commun ? Quelle que soit sa nature, ce qui importe au fond c’est de préserver les conditions de sa multiplication et/ou de sa propre conservation en vue de garantir une jouissance collective pérenne, durable et renouvelable. Plutôt que d’opposer les ressources comme étant inépuisables ou ne l’étant pas, nous proposons donc de les considérer comme globalement inépuisables à condition de préserver localement les conditions de leur renouvellement en maintenant des cycles dynamiques équilibrés. Peut-être est-il temps de sortir du tout ou rien de la rivalité en considérant par exemple un étang rempli de poissons comme une richesse renouvelable (donc pas si rare que cela si l’on s’en donne les moyens), et le savoir d’une bibliothèque, fut-elle numérique, comme un bien dont il faut prendre soin pour en assurer la pérennité (donc pas si inépuisable que cela si l’on n’y prend garde).

A cet égard, il est assez significatif de constater que dans l’effort de définition du commun ce sont des couples sémantiques binaires qui s’opposent la plupart du temps (tangible/intangible, matériel/immatériel, rareté/profusion, exclusif/inclusif, appropriable/non appropriable, etc…), ce clivage allant même jusqu’à s’illustrer par l’opposition radicale et clairement revendiquée entre différents auteurs[9]Lire par exemple Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat alors qu’en termes de mise en ʺcommunsʺ, on pourrait supposer que la richesse est dans l’hybridation et la contextualisation dans le temps et l’usage. L’on peut citer ici « les “communs culturels” (musées, bibliothèques, collections d’œuvres d’art,…) dont l’ubiquité (car constitués à la fois de biens tangibles et intangibles) nécessite des analyses particulières » (Coriat, 2015, p39).

Là où, à la suite d’Elinor Ostrom, l’on s’accorde à dire que les communs ouvrent un espace de liberté entre bien privé et bien public en offrant la possibilité de déployer un ensemble de faisceaux de droits (Orsi, 2013) variés relatifs à différents niveaux de propriété et de droits d’usage, on ne s’est peut-être pas encore attardé suffisamment sur l’analyse d’une taxonomie dynamique ouvrant un champ de liberté comparable sur le plan des transactions par la définition d’un ensemble de faisceaux de qualités non nécessairement opposables de la ressource considérée. C’est ainsi que nous proposons de créer collectivement des matrices de qualités qui permettrait de définir l’essence d’un commun, son périmètre, et par voie de conséquence ses modes possibles d’interactions avec l’extérieur, c’est-à-dire sa fonction sociale, éventuellement monnayable.

Considérons enfin que derrière chaque choix de licence, il existe, qu’on le veuille ou non, un choix politique, moral, social,… souvent implicites que l’on peut qualifier de faisceau de valeurs. Nous proposons d’expliciter ces valeurs pour les socialiser clairement et permettre des transactions sereines où chaque interlocuteur peut valablement décider de son implication contributive dans le commun. Cela aurait le mérite de sortir de la projection individuelle sur ce qu’est et n’est pas un commun (qui peut mener par exemple à confondre commun et inclusivité, ou commun et gratuité) ou sur ce qu’est une transaction équitable ou une rétribution juste (ce qui peut mener à une fièvre évaluatrice telle qu’elle provoque nécessairement l’apparition d’imposteurs[10]Voir Roland Gori – La Fabrique des Imposteurs).

5. Un faisceau de licences géré comme un commun

Faisceaux de qualités, faisceaux de valeurs, faisceaux de richesses, et faisceaux de droits : on comprend bien la difficulté de créer une licence qui rendrait compte de manière universelle d’une telle complexité ! C’est à partir de ce constat que nous proposons une façon différente d’envisager la réciprocité dans le cadre des communs, en se remémorant que « pour Garrett Hardin [pourtant farouche opposant aux communs, ndl], la tragédie des biens communs ne peut être résolue que par l’imposition d’une réglementation admise par tous, autrement dit un pouvoir démocratique » (Roddier, 2005).

Plutôt que de réduire la notion de réciprocité à une tentative unilatérale de maîtriser la transaction fondée sur la peur de l’iniquité ou la volonté d’imposer une philosophie ou un mode d’évaluation, nous proposons tout d’abord une solution qui s’ancre dans la confiance et l’autonomie, et qui prend en compte la dimension sociale de l’échange, y compris à l’intérieur du commun lui-même. C’est en socialisant la transaction qu’on tente de lui ôter son potentiel arbitraire donc violent. Et nous partirons donc du principe que tout interlocuteur étant autorisé à faire usage du commun est nécessairement un contributeur dont la contribution est accueillie avec bienveillance par la communauté, quelle que soit la forme de cette contribution, y compris si elle est monétaire. Précisons ici qu’exprimer sa gratitude par un remerciement ou un signe évident comme un clic sur un bouton ʺJ’apprécie votre travailʺ ou participer à la notoriété d’une œuvre de l’esprit en la disséminant peut déjà être considéré comme une contribution. Un dispositif construit autour de la réciprocité serait donc idéalement constituée de règles d’inclusion, plus ou moins nombreuses permettant d’accéder au commun en tout ou partie et surtout d’en faire usage, y compris dans un contexte commercial.

Plutôt que de faire porter à la licence elle-même la responsabilité de véhiculer un nombre de concepts quasiment indénombrables, nous proposons ensuite de déporter cette responsabilité sur les communautés en charge de la gestion et de la protection de leur commun (une communauté pouvant théoriquement être constituée d’un seul individu). Chaque commun souhaitant utiliser la licence serait individuellement responsable de mettre à la disposition des contributeurs un texte définissant clairement : ses qualités, ses valeurs, sa façon d’envisager le flux de richesses (y compris monétaire) et les droits qui se rattachent au commun (y compris les droits de propriété). Nous proposons d’appeler ce texte code social[11]Terminologie introduite par Mathieu Coste et utilisée notamment dans la SAS ChezNous sous une forme labellisée « #CodeSocial », en référence au code logiciel qui sous-tend les applications numériques, et au contrat social proposé par la communauté Debian[12]Le contrat social Debian est un contrat moral liant les développeurs du projet Debian à la communauté du logiciel libre..

Pour que la licence soit applicable à tous les types de biens communs, y compris les plus labiles, les plus éphémères et les plus autonomes dans leur voyage, il conviendra de ne pas coller le code social sur les éléments constituant le commun eux-mêmes (au risque d’avoir une étiquette en circulation rapidement obsolète), mais de créer un lieu commun de stockage de ces codes sociaux, de manière à garantir aux contributeurs qu’ils auront accès en permanence aux conditions précises d’utilisation du commun auquel ils souhaitent contribuer. Il s’agit tout simplement de faire appel à un tiers de confiance, ce qui est l’essence même de la socialisation puisque cela permet de mettre en jeu un élément extérieur à la transaction pour la réguler.

Le dispositif pourrait donc être géré comme un commun par la communauté de ses contributeurs et contributrices avec mise en circulation d’un identifiant unique du commun accolé à une adresse permettant d’accéder au lieu de stockage collectif de l’information détaillée (URL). Pour des raisons de lisibilité, les principaux points du code social pourraient apparaître sous forme résumée ou visuelle mais, à l’instar des licences Creative Commons, le texte faisant juridiquement foi serait clairement identifié comme celui étant disponible sur le site internet de référence de la communauté.

Les conditions d’une transaction étant liée à l’instant T où celle-ci s’opère, il conviendra également de prévoir un système d’historisation du code social (dont la validité serait garantie par un notariat numérique) permettant de consulter les conditions à un temps donné s’il devait y avoir litige (par exemple on ne pourra pas être condamné a posteriori pour avoir fait usage commercial sans contribution monétaire d’un commun devenu monnayable après un temps de gratuité). A noter ici la différence fondamentale avec la blockchain : ce protocole est un historique décentralisé des transactions elles-mêmes, or ici l’on souhaite simplement historiser des versions des conditions des transactions, sans obligation de corrélation avec un cryptage (un simple wiki pouvant par exemple permettre de stocker des versions datées).

En théorie, il y aurait donc une licence par commun, voire hypothétiquement une licence par transaction, mais dans la pratique, rien n’empêche la réplicabilité d’une licence créée par un commun dans un contexte précis qui serait applicable dans un contexte similaire. Les différentes licences pourraient s’appliquer à différents types de structures : communautés, projets, objets, œuvres de l’esprit … dans un système sous formes de « poupées russes » : un individu pourrait par exemple choisir de relier son texte au code social d’un projet qui est lui-même relié au code social d’une communauté, voire de le relier directement à une des licences globales proposée par la communauté-racine qui lui conviendrait[13]Voir les notions de phyles et de guildes qui sont des entités à la fois autonomes et reliées par des valeurs.

On pourra donc travailler collectivement à l’élaboration de matrices faciles à partager et disponibles sous forme d’URL génériques pour les communs souhaitant s’en emparer. Il s’agit ici d’une proposition de processus stigmergique qui finirait par établir quelles licences sont massivement utilisées et lesquelles tombent naturellement en déshérence pour diverses raisons (défaut de conception, etc.),

6. Des exemples de matrices à jardiner collectivement

Le code social d’un commun pourrait donc faire état des quatre types de faisceaux :

6.1 Faisceaux de qualités de la ressource

Les qualités d’un commun sont les caractéristiques principales de la ressource gérée (informationnel, tangible,…), son statut juridique (collectif informel, association, coopérative, entreprise, etc…), et la nature de la ressource mise en commun (biens, connaissances, pratiques,…).

Exemples :

6.2 Faisceaux de valeurs de la communauté

« Tous les projets entre pairs ne sont pas gérés de la même manière. C’est l’objectif du projet qui va déterminer le type de gouvernance et les règles du groupe. Dans les projets entre pairs, les formes d’autorité sont souples et adaptées. » (Saint Pierre, 2015). Le choix d’un type de gouvernance fait ainsi partie intégrante d’un projet global énoncé dans une série de valeurs considérées comme importantes et fondatrices pour la communauté, mais aussi mises en œuvre dans les pratiques : la responsabilité commune ou les intérêts communs que la communauté entend préserver, son rapport à la nature, à l’art, à la formation, à la technologie, au partage, etc.

Exemples :

6.3 Faisceaux de droits du commun

« Le pouvoir de concevoir le droit au niveau opérationnel est ce qui rend les droits de choix collectifs si puissants » (Ostrom, citée par Orsi, 2013). Pour chaque commun, on peut donc définir les droits d’accès, passage, usage, modification, etc…, la répartition de ces droits auprès des différentes catégories de contributeurs (usagers, partenaires, acteurs privés et publics…) et les conditions de modification de ces droits.

Exemples :

6.4 Faisceaux de richesses du commun

Les externalités du commun sont prises en compte dans une matrice de richesses clairement établie. Si nous préconisons de ne pas confondre les usages et les valeurs, c’est néanmoins dans cette matrice qu’une communauté pourrait limiter l’usage du commun à certains types de structures en prévoyant des tarifs différents selon que le contributeur financier soit issu du marché capitaliste ou non. Il s’agit donc ici de formaliser les types de richesses reconnues par le commun (monétaires ou non), ses sources de financement, et comment il entend gérer leurs flux en fonction des différentes catégories de contributeurs, sous la forme de contrats de réciprocité ou de matrice de réciprocité (incluant possiblement le partage, le don et la gratuité) ainsi qu’une description de la redistribution des flux en interne.

Exemples :

6.5 Un label incitatif

L’explicitation des quatre types de faisceaux permet, si ce n’est de trouver une définition universelle des communs, du moins d’établir une liste de critères variés donnant une ʺcarte d’identitéʺ du commun considéré. C’est pourquoi, pour compléter le dispositif, nous proposons la mise en place d’un label incitatif qui permettrait à chaque commun de s’autodéterminer et de tracer des axes d’améliorations dans la gestion de la ressource.

Une première proposition de caractérisation de ce type a été réalisée par Simon Sarazin sur le site http://encommuns.org/ :

7. Les conséquences d’une réciprocité réelle

7.1 Un dispositif qui demande à structurer une communauté autour de lui

On l’a vu, plus qu’une licence, le dispositif proposé ici est composé de 4 outils articulés entre eux.

Dans ce cadre, il est évident que cette proposition implique de lâcher prise sur l’idée d’une licence universelle qui s’auto-dissémine sans effort. Le dispositif proposé demande une contribution collective, c’est à dire une implication relationnelle fondée sur le pair à pair, notion qu’il ne faut pas confondre avec la résurgence d’un égalitarisme qui serait issu de la pensée anarchiste : est localement et ponctuellement mon pair toute personne physique ou morale qui accepte une transaction relationnelle dont les règles du jeu sont explicitement fixées à l’avance, quelle que soit la nature, les compétences ou les qualités intrinsèques de ce pair dont j’accepte et respecte par ailleurs l’irréductible altérité.

7.2 Une rédaction des faisceaux dévolue avec confiance à la communauté en charge du commun

Chaque communauté serait ainsi en charge d’élaborer ses matrices (qualités, valeurs, droits, richesses), par exemple :

  • C’est à chaque communauté de déterminer quel degré d’implication elle trouve nécessaire pour désigner explicitement un utilisateur comme contributeur non financier et quelle grille tarifaire elle applique aux contributeurs financiers.
  • C’est également à elle de définir clairement ses valeurs, celles qui seront accolées à l’objet de la transaction y compris si cet objet était sorti du commun.
  • C’est à la communauté toujours de déterminer les conditions dans lesquelles elle souhaite recevoir les contributions, par exemple sous la forme d’une matrice de réciprocité explicite (incluse dans le code social) dont le contributeur ainsi éclairé peut s’emparer en toute connaissance de cause. C’est dans cette matrice (qui n’est rien d’autre qu’une grille tarifaire claire et éventuellement conditionnelle) que la communauté peut préciser les modalités pratiques du versement d’une contribution.
  • C’est à elle enfin de déterminer les conditions d’une redistribution éventuelle des richesses composant le commun.

Une conséquence intéressante de cette proposition est que même si un auteur décide de ne pas imposer de mention nominative, il peut tout de même définir une relation de son œuvre à un faisceau de valeurs ou un contexte historique dont il souhaite favoriser la dissémination. Sans imposer cette philosophie au contributeur financier faisant usage de l‘œuvre, l’auteur permet néanmoins à l’utilisateur final de connaître la filiation philosophique de l’objet. Charge à l’intermédiaire d’expliquer à un utilisateur final pourquoi il y a éventuellement incohérence entre les valeurs véhiculées et son propre comportement. En ce sens, le dispositif proposé ici n’est pas coercitif mais incitatif.

L’auteur a également tout loisir de fixer un montant de contribution nulle s’il le souhaite (ou sous la forme d’une bière comme dans la licence Beerware, d’un don à une œuvre caritative comme dans la licence Careware, etc.), ou de fixer des conditions de redistribution très légères (à l’instar de la licence BSD par exemple, qui « est l’une des moins restrictives dans le monde informatique et s’approche de la notion de “domaine public” »). Cette proposition de dispositif commun de réciprocité permet donc d’ouvrir un champ beaucoup plus riche de possibilités, adaptables à toutes les situations, et qui ne cherche pas à imposer telle ou telle manière de procéder. Une fois encore, c’est l’usage, éventuellement couplé à une évaluation par les pairs, qui feraient émerger les structures les plus efficaces.

C’est là où nous pensons que les promoteurs d’un tel dispositif doivent probablement d’ores et déjà accepter qu’il est possible, à la toute fin du processus, que l’on s’aperçoive que ce ne sont pas les pratiques les plus vertueuses qui perdurent, même et y compris dans un système pair à pair et contributif … Un fonctionnement qui respecte le pair y compris lorsque l’identité de celui-ci va à l’encontre de toutes ses valeurs, c’est faire le pari d’une intelligence collective développée sur le long terme grâce à une structure pensée comme inconditionnellement bienveillante a priori et qui exprime explicitement ses valeurs sans jamais les rendre coercitives dans la transaction. Respecter ne signifie pas entrer en relation bien entendu. A tout moment, une communauté garde le droit inaliénable d’autoriser ou de ne pas autoriser la transaction selon des critères qui lui sont propres (arbitraires vus de l’extérieur donc), qui ne sont pas imposés par une structure extérieure, et qu’il conviendra d’expliciter clairement également dans le code social.

7.3 Un fonctionnement de pair à pair entre les communs eux-mêmes

Pour pouvoir utiliser ce dispositif, la communauté en charge du commun doit avoir une maturité qui lui permet d’appliquer ces règles du jeu en interne. En effet, pour produire un code social ou une matrice de réciprocité, une communauté doit nécessairement passer par un processus garantissant la légitimité de ses textes à l’intérieur de sa communauté, dans le lieu de la transaction, mais aussi aux yeux du législateur si un appel à la loi devait se faire.
On peut très bien envisager alors que la communauté en charge de la gestion et de la protection du dispositif propose de l’aide aux communs qui en feraient la demande, dans un fonctionnement de pair à pair applicable aux structures et non plus seulement aux individus, et selon un mode de croissance organique. Un commun candidat à l’utilisation de la licence (c’est à dire qui souhaite faire valider son code social) pourrait ainsi bénéficier :

  • de préconisations quant au choix d’une licence existante
  • d’une aide à la rédaction des matrices
  • d’une aide juridique en cas de litige
  • d’une auto-évaluation accompagnée par des pairs (label incitatif).

Les chambres des communs conceptualisées par Michel Bauwens seraient sans doute bien placées pour assurer localement ces missions d’accompagnement, dans un système distribué qui pourrait être holacratique en lien avec la communauté-racine et les assemblées des communs.

8. Faut-il rendre l’élan contributif mesurable ?

Proposer un dispositif de réciprocité ne peut sans doute pas se faire sans évoquer la question de la monnaie, ou du moins de l’évaluation des transactions. Faire société, ce n’est pas seulement établir une gouvernance et des règles, c’est également trouver le moyen de quantifier la transaction de manière à ce que les deux parties se sentent satisfaites. A l’instar des monnaies locales, cela pourrait également constituer un moyen de protéger l’espace de transaction des communs et de favoriser la consommation à l’intérieur de cet espace.

Ainsi, si nous avons envisagé les flux entres les communs et leurs partenaires externes privés ou publics dans le cadre de la construction d’un dispositif de réciprocité, une véritable économie des communs se construit également sur le ʺmarché interneʺ, de commun à commun, tout particulièrement pour les communs numériques. Il n’est ainsi pas rare qu’un contributeur participe à plusieurs communs différents, créant des passerelles et des réciprocités plus ou moins explicites entre eux. Des compétences, des technologies, des connaissances, des contributions, mais aussi parfois de la monnaie sont échangés dans ce réseau encore largement informel, au point que la question se pose d’établir une certaine transparence à propos de ces flux afin de rendre mesurable cette abondance de réciprocités.

L’introduction d’une monnaie dans les flux contributifs n’est pourtant pas sans risque. L’expérimentation de la Wikimonnaie instaurée chez Wikipédia a montré qu’un tel système « altérait profondément la nature de la motivation contributive et des relations intercommunautaires. La communauté encyclopédique tendait à se métamorphoser en marché de l’intérieur ; le wikipédien devenait un capitaliste, calculant rationnellement l’investissement des jetons et la pérennisation de son capital » ce qui fut l’occasion de montrer à quel point « cette colonisation interne peut altérer profondément les motivations des commoners » (Langlais, 2014).

En effet, « toutes ces innovations autour de la construction de biens communs apportent de nouvelles formes de création de valeur » et « ces communautés s’appuient sur la confiance et la réciprocité sociale » (Bollier, 2011) qui sont des éléments subjectifs non mesurables. Vouloir les objectiver, n’est-ce pas déjà les faire disparaître ? Mais nous dépassons là largement le cadre de cet article, la question de la monétisation des contributions pouvant faire l’objet d’une étude à part entière…

9. Conclusion

La question de la mise en place d’une licence à réciprocité vise explicitement à diffuser largement, y compris, au-delà des communs, une vision de l’économie politique qui soit porteuse d’espoir. Le monde vit en ce moment même une « transition de phase » majeure, un processus au cours duquel « les sociétés s’organisent, prospèrent et périclitent » tandis que « d’autres les remplacent » (Roddier, 2014). La proposition de dispositif déployée dans cet article vient simplement tenter de formaliser une intelligence collective et un mode d’auto-organisation tendant vers une nouvelle homéostasie qui sont déjà en train de se déployer massivement dans les faits. Il nous paraît d’ailleurs important de souligner ici que ce travail est le fruit de réflexions et d’expérimentations collectives actuellement menées au sein de l’Assemblée des Communs de Lille et de la P2P Foundation France [14]Voir l’ensemble des travaux sur http://contributivecommons.org/.

Cette proposition tente de s’affranchir de tout positionnement arbitraire ou idéologique et propose avant tout un cadre de fonctionnement général visant à protéger les communs et à favoriser leur développement tout en s’inscrivant dans la continuité des travaux d’Elinor Ostrom pour qui les communs ne pouvaient s’envisager qu’au cas par cas. Elle porte en elle une valeur forte : celle de considérer le commerce comme non réductible à un échange monétaire, et d’imaginer un « système permettant de nous consacrer à des activités plus épanouissantes » incluant un travail « pas forcément voué à être monétarisé par l’économie immédiatement » (Stiegler, 2016). L’économie des communs serait ainsi définie comme le soin donné à la pérennisation d’un flux de richesses renouvelables entre des pairs.

Outre le respect que l’on porte à nos pairs humains dans nos interactions avec eux via une socialisation explicite de ces interactions, la philosophie des communs, qui tient compte des externalités en évoquant la question de la réciprocité, nous ouvre également la voie vers la possibilité de considérer la nature et la vie comme des pairs et des acteurs économiques à part entière. Les communautés en charge de leur préservation deviendraient alors les porte-paroles de ce pair à l’intérieur d’une économie globale de la fécondité dans un faisceau permaculturel complexe d’interdépendances symbiotiques où toute contribution deviendrait fertilisante pour peu qu’on s’accorde à l’accueillir a priori comme telle.

Bibliographie

Références

Références
1 Voir Peer Production Licence
2 Voir la définition des licences libres
3 Voir le site Creative Commons
4 Elinor Ostrom, « prix Nobel d’économie » 2009
5 Rappelons ici qu’il s’agit de la définition même du pair-à-pair dans son acception originale.
6 Voir Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel
7 Voir aussi les notions de « matrices des richesses » selon la SAS ChezNous et le « 7D value » de Michel de Kemetter
8 Pour mémoire, dans un réseau informatique P2P, chaque ordinateur est à la fois client ET serveur
9 Lire par exemple Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat
10 Voir Roland Gori – La Fabrique des Imposteurs
11 Terminologie introduite par Mathieu Coste et utilisée notamment dans la SAS ChezNous sous une forme labellisée « #CodeSocial »
12 Le contrat social Debian est un contrat moral liant les développeurs du projet Debian à la communauté du logiciel libre.
13 Voir les notions de phyles et de guildes qui sont des entités à la fois autonomes et reliées par des valeurs
14 Voir l’ensemble des travaux sur http://contributivecommons.org/