Je vous recommande de lire d’abord « C’est quoi ta conception des communs ? » si vous n’êtes pas familier⋅es avec certains termes utilisés ici comme « stigmergie« , ou « processus de décision par consentement« .

Temps de lecture estimé pour cet article : 11 minutes et 12 secondes

Comme à mon habitude, je continue de tirer des réflexions de mes pérégrinations dans le monde des communs. Jusqu’ici, j’avais globalement participé au réseau des communs de deux manières :

  • soit j’entrais dans une communauté déjà constituée, je prenais le temps de comprendre sa culture et ses pratiques pour m’y adapter, je contribuais au commun, puis je m’en allais ailleurs pour faire de même.
  • soit j’ai créé des communs de toutes pièces, avec une communauté spontanée de gens qui me ressemblent. Du coup j’y suis toujours, et le commun semble pérenne, sans conflits majeurs au sein de la communauté.

Globalement, je me suis donc construit une espèce d’identité de « commoner nomade », et je me sens plutôt affiliée à la « tribu du consentement » (qui ne dit mot consent) dans les communs où je suis restée plus longtemps.

Mais comme on n’a jamais fini d’apprendre, depuis six mois j’expérimente une troisième dynamique : créer un commun avec des gens qui ne me ressemblent pas… Cela s’illustre à deux échelles, à la fois des réflexions collectives en cours sur « comment fédérer plusieurs communs entre eux et/ou dialoguer avec des institutions publiques ou privées ? » (question qui fera sans doute l’objet d’un futur article) et une expérimentation concrète de création d’une communauté avec des personnes d’horizons très divers autour de la mise en place d’un commun numérique. Dans les deux cas, la question qui se pose à moi c’est « comment faire commun quand on a des cultures différentes ?« .

J’ai déjà abordé ces questions sous l’angle de la communauté dans un précédent article, et du point de vue du commun dans un autre, j’ai envie de l’aborder cette fois du point de vue de l’individu.

Au début l’enthousiasme et la nécessité collectivement identifiée suffisent souvent à travailler ensemble autour de la création d’un commun sans trop se poser de questions. Parfois même, on réussit à passer l’étape de la rédaction d’une charte ou d’une convention ou d’un code social sans trop de heurts.

Mais une fois que l’essentiel du but est fixé et que la « routine » s’installe autour du commun créé, des tensions peuvent émerger. Sans doute étaient-elles là en germe depuis le début, mais soudain elles prennent leurs aises, et laissent des commoners démuni⋅es et incrédules : comment peut-on en arriver-là alors qu’on travaillait si bien ensemble et qu’on a commencé à construire ce beau commun ? Selon les endroits, ça peut prendre des tas de formes plus ou moins « civilisées », mais dans tous les cas ça fait souffrir des personnes, et ça peut signer la fin du commun lui-même.

On en arrive là parce, que tous concentré⋅s que nous étions sur la tâche, nous en avons oublié que nous sommes des individus uniques et sensibles. C’est là toute la beauté du commoning (agir ensemble spontanément sans même se connaître, poussé⋅es par une nécessité commune), mais aussi sa difficulté, et presque son paradoxe.

Prenons un exemple concret (toute ressemblance avec des situations et des personnages existants ne serait pas fortuite ), et créons un commun numérique avec :

  • une personne issue du monde de l’entreprise classique qui a pris conscience qu’elle souhaitait changer de fonctionnement. Elle a beaucoup creusé la question théorique du libre, et souhaite agir à ce niveau,
  • une personne libriste qui fait du code depuis longtemps dans des communautés convaincues du bien fondé du logiciel libre. Elle a envie de créer un commun, mais n’a jamais vraiment pratiqué le commoning,
  • une personne issue du monde des communs numériques qui a bien intégré les pratiques de commoning et est convaincue que les logiciels libres font partie des ressources émancipatrices à préserver mais sans vraiment connaître cet univers et sa culture (au hasard, moi ^^).

L’objectif est très clair : créer un outil libre ensemble et en faire un commun. Le consensus est évident, on s’y met ! Et tout en créant le commun, on rédige un code social dans lequel on met joyeusement tous nos mots-clés, convaincu⋅es de « se comprendre », « d’être en phase ». Soyons fous : logiciel libre, décentralisation, open-source, autonomie, démocratie, collaboration, stigmergie, consentement, communs, écologie et j’en passe. Comme dans un couple, c’est la lune de miel, tout le monde est content, surtout que le bébé est très beau…

Et puis la réalité nous rattrape… Mais quelle réalité ?
Les différences culturelles…
Que se cache-t-il exactement sous tous ces mots pour chaque individu ? Quelles autres valeurs implicites ont été oubliées dans le mouvement spontané ?
Et comme dans un couple, c’est cette étape qui va déterminer le degré de maturité collective : ça passe ou ça casse…

Voici une proposition d’analyse pour résumer ce que je retire d’un tel exemple (sans doute perfectible, mais c’est pour illustrer, et vos avis sont les bienvenus).

Le libre : une gouvernance unaire

Quand on travaille sur du code, il est assez facile d’opter pour une stigmergie “pure” où chacun⋅e fait à peu près ce qu’iel veut. Et en cas de désaccord, un “fork” est toujours possible (on copie-colle le projet et on avance avec ses propres idées). Les libristes ont donc l’habitude de travailler vite, sans entraves, et s’iels demandent des avis, iels s’attendent à ce que ça soit tranché rapidement, avec des gouvernances souvent proches de la do-ocratie. L’autonomie est chère aux libristes, et on les comprend ! La méritocratie leur convient : ils vivent assez bien avec l’idée qu’un⋅e fondateurice charismatique et/ou quelqu’un produisant beaucoup de code ait plus de légitimé que les autres à donner son avis. Et ils ont pour valeur commune la conviction (souvent très tranchée) que le logiciel libre doit l’emporter sur les « GAFAMS« . En ce sens, ils sont assez peu portés sur les « débats » et préfèrent le « factuel » car il existe un consensus politique et militant au sein de cette communauté.

Ici, il ne faut pas sous-estimer que la théorie est jolie, mais que les conflits sont légions sur les dépôts des logiciels libres dès que les équipes dépassent quelques contributeurices. Cela est parfois contrebalancé par la mise en place de “codes de conduites” dont l’application est au final complètement contradictoire avec l’idée d’autonomie individuelle, et dont la rédaction peut elle-même être la source de conflits voire de « forks ». Allez jeter un coup d’œil sur le nombre de distributions Linux et vous comprendrez ce que je veux dire. Et je vous épargne le débat libre/open-source qui est un autre sujet mais qui, au fond, rejoint l’objet de ce billet…

Entreprise classique : une gouvernance duelle

Quand on travaille dans une entreprise “classique”, c’est tout le contraire. On a l’habitude d’être cadré par des supérieur⋅es hiérarchiques et de ne pas prendre de décisions seul⋅e, ou alors d’être soi-même celui ou celle qui décide, ou les deux mais dans une chaîne de responsabilités bien identifiée. Et quand bien même les décisions peuvent parfois être prises collectivement, elles se basent la plupart du temps sur un système de décision fondé sur l’idée que la majorité l’emporte, ce qui favorise la compétition et ôte toute liberté individuelle puisque le groupe prime sur la personne. Si l’entreprise est censée être un espace politiquement neutre, elle est pratiquement toujours fondée autour d’un consensus implicite largement capitaliste aujourd’hui.

Ici, il ne faut pas sous-estimer à quel point c’est rassurant pour beaucoup de ne pas être décisionnaire, ou de s’en remettre à l’avis du groupe, mais aussi rassurant pour un⋅e décisionnaire d’avoir la main sur tout, ce qui lui permet, outre de se sentir valorisé, de maîtriser son environnement. Les coopératives, les associations, et même les start-ups adeptes des méthodes dites « agiles » ne font souvent que répliquer spontanément cette organisation pyramidale en utilisant des outils différents, certes, mais sans modifier les principes et l’état d’esprit qui sous-tendent les pratiques. Et paradoxalement, tout vous pousse dans ce genre de structures à tirer individuellement votre épingle du jeu, mais si vous dites « c’est moi qui ai fait ça » au lieu de citer le nom de la boite ou de valoriser le chef ou l’équipe, on vous regardera de travers…

Les communs : une gouvernance ternaire

Quand on entre dans le monde des communs numériques (ce n’est pas forcément le cas pour tous les types de communs), on adopte une position intermédiaire, qui consiste à favoriser au maximum l’autonomie des personnes (notamment en documentant et communiquant publiquement) tout en prenant soin des êtres humains qui composent une communauté. Ce qui sous-tend les pratiques, c’est l’idée de collaboration entre pairs. On y trouve donc des systèmes de gouvernance hybrides. Par exemple, la stigmergie est légèrement modérée par l’indication d’un minimum d’implication des autres (2 pouces en l’air) pour les tâches les plus simples, et le processus de décision par consentement remplace le vote au consensus afin d’impliquer le maximum de personnes dans une décision collective, surtout lorsque celle-ci impacte les fondements d’un groupe, mais il est allégé quand tout le monde a bien compris son principe ou si les enjeux sont moindres.

Contrairement à ce que pensent certaines personnes, devenir commoner ce n’est pas s’extraire de toute organisation sociale, c’est devenir acteurice à part entière dans la mise en place des règles communes, fussent-elles réduites au strict minimum. Et ici, il ne faut pas sous-estimer le temps et l’énergie que ça peut prendre… À ce propos, connaissez-vous la palabre africaine ?

***

À ce stade, on aurait vite fait de se dire « Ah ok ! J’ai compris !« . Mais vous êtes vous arrêté⋅es une seconde sur ce que signifie « collaboration entre pairs » pour vous ? Oui, pour vous, en tant que personne, pas sous l’angle de la définition générique du concept ?

C’est là que ça se corse… Outre les pratiques de gouvernance qui peuvent diverger d’un groupe à l’autre, on entre dans l’intimité psychique de chaque contributeurice…

Ici, je vais prendre mon propre exemple pour tenter d’illustrer ce que peut-être l’apprentissage du commonig.

Après 5 ans en tant que cheffe de projet web (qui n’a pas supporté la hiérarchie d’une entreprise qui se disait pourtant « coopérative »), 5 ans en tant que salariée dans une boite où on était deux, sans hiérarchie, et avec beaucoup de respect mutuel dans nos compétences/domaines d’expertise respectifs (il est parti en retraite et a vendu la boite, sans doute un de mes plus grands regrets professionnels), puis 5 ans en tant que freelance (qui n’a finalement pas supporté la solitude et les exigences des clients), autant vous dire que l’apprentissage de la collaboration en groupe est encore un processus en cours.

Depuis 5 ans en tant que « commoner nomade”, j’ai dû me familiariser avec les trois pôles principaux des communs numériques :

  • La première fois que j’ai assisté à un workshop des communs entièrement organisé sur le principe de la stigmergie, ma réaction a été “Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel !?”. Et mes deux premières actions spontanées ont été de :
    • vouloir “optimiser” tout ça pour juguler l’anxiété que ça a généré. Il m’a fallu beaucoup de temps pour découvrir que je pouvais faire confiance à l’intelligence collective (beaucoup plus performante que ce que j’imaginais), et me laisser surprendre par sa créativité. Aujourd’hui je tempère mon besoin de “cadrer” en essayant juste d’avoir une vue d’ensemble de ce que j’observe, et de ranger/classer “à la marge” ce qui peut l’être sans remettre en question les élans des autres.
    • suggérer un temps de dialogue avant le démarrage du prochain workshop pour au moins se dire “bonjour” entre êtres civilisés (tour de table permettant de se connaître et de créer une cohésion de groupe) et expliquer aux nouveaux arrivants en quoi consistent les communs et la stigmergie (atelier dédié permettant l’intégration des débutant⋅es). Sur ce point, j’ai pensé apporter à un groupe à tendance plutôt “libriste” une proposition de socialisation légère qui n’entravait pas leurs pratiques. Mais ce faisant, j’essayais d’importer ma culture et de répondre à mes propres besoins. En étant convaincue du bien fondée de ma démarche, je n’ai pas imaginé un seul instant que cela pouvait gêner des personnes de la communauté.
  • La première fois que j’ai vu un document collaboratif en pleine action, j’ai été fascinée par tous ces petits drapeaux colorés mouvants et le processus d’écriture collective. Je me suis dit « Là, il se passe quelque chose d’important dans notre société !« . Je n’ai pas mis trop longtemps à m’y habituer, et j’adore cette méthodologie, soit pour créer des documents que je laisse d’autres amender, soit en corrigeant tranquillement des fautes sur des documents rédigés par d’autres. Mais j’ai encore du mal avec l’entre deux qui consiste à co-rédiger des textes (sauf quand on n’est que deux et qu’on se connaît bien) et je préfère qu’on en discute de vive-voix d’abord pour se répartir les tâches.
  • Si j’ai beaucoup réfléchi aux questions de gouvernance dans les communs, c’est parce qu’encore aujourd’hui, il m’est difficile d’accepter entièrement les contraintes qu’impliquent de prendre les autres en compte et de se mettre d’accord sur des “règles” (ou à tout le moins un fonctionnement qui convienne à tout le monde). J’ai donc tempéré ça en m’appropriant tout ce qui rendait la structuration et la gouvernance les plus souples possibles. C’est ce qui fait, je crois, et outre le fait qu’on se ressemblait au départ, que le collectif que j’ai co-créé n’a jamais connu de conflits internes en quatre ans.

En rejoignant cette année un collectif lié au logiciel libre, j’ai également fait des concessions inédites depuis que j’évolue dans le monde des communs en toute liberté, et, parce que je pensais que c’était important pour le collectif, j’ai accepté consciemment mais pas toujours sans mal :

  • des contraintes temporelles (réunions hebdomadaires),
  • d’utiliser un calendrier partagé,
  • de m’engager sur un temps de contribution par semaine,
  • d’évaluer mon temps de contribution ainsi que sa valeur et de remplir le tableau du budget contributif chaque semaine,
  • de ne pas avoir la main sur tout, même si j’en avais envie,
  • d’utiliser des outils que je n’ai pas choisis et/ou que je connais mal,
  • de rejoindre le collège d’une association ayant des contraintes juridiques lourdes (liées au statut d’hébergeur) et une charte à respecter, ce qui m’angoisse pas mal.

***

Ainsi, le paradoxe du commoning, c’est qu’on y apprend :

  • à la fois à devenir plus autonome ET à être beaucoup plus à l’écoute des autres et à faire des concessions librement consenties,
  • à offrir son travail à la communauté ET à accepter les contributions des autres sur son propre travail,
  • que nos actions n’ont pas pour but de nous valoriser personnellement mais de contribuer à un objet commun ET que nos personnes et nos relations sont bien plus importantes que ce que nous créons ensemble,
  • que ce ne sont pas nos valeurs communes qui nous rassemblent mais ce que nous fabriquons ensemble ET que les valeurs de chacun⋅e doivent être respectées et pas forcément fondues dans une identité de groupe,
  • que le commun n’est pas un but en soi ET que c’est une ressource dont on prend soin (pour le bien du collectif).

C’est une révolution intérieure et relationnelle.

Reprenons ces points pour les illustrer, en commençant par quelques réflexions de commoners débutant⋅es :

  • « Au début, on ne sait pas quoi faire de toute cette liberté, on se sent perdu« 
  • « Il y a tellement d’outils différents dont je ne sais pas me servir que ça fait peur« 
  • « Tout le monde a l’air de savoir quoi faire, il y a énormément de personnes qui font des choses dans tous les sens, c’est très impressionnant« 
  • « Ça avait l’air tellement désorganisé que j’ai eu envie d’expliquer aux autres qu’ils s’y prennent mal et d’apporter un peu d’ordre dans tout ça« 
  • « Maintenant, avec les nouvelles personnes, j’essaye qu’elles ne ressentent pas ça« 
  • « On perd un temps fou à discuter, ça me fatigue, il faut savoir trancher« 
  • « Il faut bien que quelqu’un élabore une stratégie sinon on fait n’importe quoi« 
  • « les communs c’est formidable, il faut trouver comment procéder pour faire autorité et prouver la pensée qu’il y a derrière cette notion« 

On pourrait sans doute faire une étude sociologique complète pour lister toutes ces réactions… Ce que ces quelques exemples illustrent, c’est que découvrir le commoning, c’est déstabilisant pour une personne, et que la réaction spontanée, c’est de se raccrocher à ce qu’on connaît déjà.

Ça prend du temps d’apprivoiser et d’intégrer un nouveau mode de fonctionnement :

  • devenir autonome et écouter les autres : sans verser dans des considérations philosophiques trop poussées, entrer dans un commun c’est explorer la question de son rapport à l’autonomie (soi avec soi-même et soi avec les autres), ce qui n’est franchement pas si simple. Une gouvernance par les pairs (quelle que soit sa forme) implique qu’on ne donne d’ordre à personne (même déguisés sous forme de « conseils »), et qu’on n’en reçoit aucun.

    Vous êtes vous déjà posé ces questions : quel est votre degré d’autonomie dans un groupe si vous avez le droit de tout faire, ou au minimum de donner votre avis sur tout ? Où allez-vous contribuer ? Quelles sont les compétences que vous avez le plus de plaisir à exercer sans vous préoccuper de vos diplômes ? Quelles sont celles qui vous manquent et que vous avez envie de développer ? Avez-vous confiance en vous ? Vous connaissez-vous au point de savoir exactement ce qui vous angoisse et ce qui vous réjouit ? Quelles concessions êtes-vous prêt⋅es à faire sur vos élans spontanés face à une situation inédite ? Vouloir que les autres personnes ne ressentent pas la même inquiétude que vous en arrivant, est-ce les aider ou les priver d’une expérience transformatrice et autonomisante ? Ne vaut-il mieux pas les laisser inventer eux-mêmes leurs propres stratégies d’adaptation ? Jusqu’à quel point les élans de guider et accompagner ne deviennent-il pas infantilisants pour les autres ? Quelle est la juste mesure entre écouter et faire à la place ? Pourquoi avez-vous envie de convaincre ? Quelle place pour l’autonomie de l’autre quand vous essayez de le convaincre sans l’écouter ?
  • offrir son travail et en faire une œuvre commune : il suffit d’observer une personne qui utilise un PAD partagé pour la toute première fois pour comprendre à quel point ça peut être déstabilisant pour quelqu’un de ne plus être le seul rédacteur. Ce n’est plus SON document, c’est une œuvre collective. Les communs bouleversent la notion de propriété sur le plan collectif certes, mais également sur le plan individuel.
    En cela, les documents sous licence Creative Commons, contrairement à ce que leur nom laisse entendre, ne sont pas forcément des « communs » par exemple. Pour beaucoup, intégrer la « paternité » d’un document est très important : « OK, j’offre mon travail au monde, mais dites bien que c’est moi qui l’ai fait !« 

    Jusqu’à quel point êtes-vous prêt⋅e à laisser les autres mettre les mains dans votre travail ? Qu’est-ce que vous ressentez quand iels le font ? Est-ce que vous vous sentez dépossédé⋅e ? Ou au contraire content⋅e de co-créer ? Vous autorisez-vous à modifier le travail de quelqu’un d’autre ? Que ressentez vous quand vous le faites ? Une impression d’être indispensable car il fallait vraiment améliorer ce qui vous apparaît comme franchement perfectible ? Ou de la gêne parce que vous vous estimez moins légitime que l’auteur⋅e initial⋅e ? Est-il possible de trouver un équilibre plus harmonieux entre les deux ?
  • se sentir valorisé⋅e par d’autres chemins : ce ne sont pas vos productions et votre savoir-faire qui sont des « valeurs personnelles », ce sont vos actes de contribution à l’objet commun (peu importe le degré d’expertise) et votre savoir-être qui vous valorisent au sein de la communauté. C’est un glissement discret mais radical.

    Que ressentez-vous quand quelqu’un vient compléter par sa contribution un travail que vous avez effectué ? Vous sentez-vous remis⋅e en question parce que vous le vivez comme une critique indirecte ? À l’inverse, que ressentez-vous quand quelqu’un apporte au commun un travail tellement bien ficelé que vous ne voyez pas comment apporter votre contribution ? Vous sentez-vous exclu⋅e du processus ? Ou moins compétent⋅e ? Comment réagissez-vous quand une personne qui n’a ni votre expérience ni vos diplômes vient donner son avis sur votre travail ? Que signifie pour vous collaborer ? Est-ce que vous voulez tout construire ensemble dès le début pour être sûr⋅e que votre vision des choses soit intégrée ? Ou est-ce que vous appréciez d’apporter simplement une touche sur le travail de quelqu’un d’autre en lâchant prise sur vos propres vues de ce qui aurait dû être fait ? Que ressentez-vous quand quelqu’un vous fait confiance alors que vous estimez que c’est lui « l’expert » ? Avez-vous pensé à ce que ressens quelqu’un d’autre quand vous critiquez son travail même si c’est avec une bonne intention ? Vous sentez-vous vraiment « pair » avec les autres ? Avez-vous besoin qu’on vous dise que ce que vous avez fait c’est bien pour vous en convaincre ? Avez-vous besoin d’être rassuré⋅e ? Ou de rassurer les autres ?
  • partager des valeurs sans les imposer aux autres : libriste, féministe, personne racisée, LGBTQIA+, avec un handicap, surdouée, avec autisme, écologiste, anti-capitaliste mais aussi croyant⋅e ou non croyant⋅e, adepte de l’école à la maison, défenseur⋅e des droits des enfants, activiste contre la faim dans le monde…[insérez ici la cause qui vous tient à cœur]… Une communauté est constituée d’une myriade d’êtres humains d’horizons divers. Le commun peut être l’endroit où l’on œuvre ensemble sans interférer avec ces questions intimes, où l’on est juste d’accord pour construire un objet que l’on estime utile pour tout le monde parce que ça nous semble nécessaire. Les valeurs communes vont se construire dans la pratique et l’expérience collective.

    Avez-vous déjà réfléchi au fait que chaque personne a son propre parcours, ses propres souffrances, ses propres sujets à défendre ? Si jusque là vous avez œuvré dans des collectifs liées à une thématique en particulier qui fondait l’identité du groupe, êtes-vous prêt⋅es à travailler avec des personnes qui n’ont pas les mêmes valeurs ou les mêmes combats que vous ? Et parfois même des valeurs parfaitement contradictoires ? Ou pas de combat du tout ? Utiliserez-vous le commun comme plateforme militante pour faire passer vos idées ? Si oui sous quelle forme ?
  • prendre soin de soi, et des autres : un commun, ce n’est pas seulement une ressource. Quand bien même on l’offrirait généreusement au monde, on resterait dans un paradigme consistant à valoriser l’objet produit et sa propre personne en tant que producteurice. Un commun, c’est avant tout une communauté d’êtres humains. Le bien-être des individus y prime sur la production. Et l’on prend soin de la ressource parce que, grâce à elle, les individus se portent mieux, pas parce qu’elle aurait une valeur intrinsèque. Ce n’est pas non plus la production d’une valeur marchande issue de la ressource dont on se préoccuperait plus que du collectif lui-même.

    Si le commun doit pouvoir faire vivre économiquement la communauté (ce n’est pas toujours le cas), est-ce que vous y participez pour espérer produire votre propre salaire le plus vite possible ? Ou est-ce avant tout de la pérennité de l’édifice dont vous vous préoccupez ? Quelle est votre situation financière individuelle ? Est-ce que vous avez un stress à obtenir des résultats rapidement parce que vous en avez besoin pour vivre ? Est-ce que vous faites porter ce stress à toute la communauté ? Si vous n’avez pas de stress à ce niveau-là, êtes-vous-prêt⋅es à entendre que d’autres l’ont ? Mais aussi, quel est votre rythme de sommeil ? Vos besoins relationnels ? Comment organisez-vous vos journées ? Que pouvez-vous faire collectivement pour trouver un équilibre ? Quels sont les besoins individuels qui doivent absolument recevoir une réponse et quels sont ceux qui peuvent être reportés ? Voire pris en charge par l’individu lui-même et pas par la communauté ?

***

J’ai posé beaucoup de questions dans ce billet, à dessein. Parce que je n’ai pas les réponses. C’est à chacun⋅e de se les poser, en son for intérieur, quand iel a envie de devenir commoner. Et c’est à chaque communauté de construire sa propre dynamique en fonction des individus qui la composent. Il n’y a pas de recette magique applicable à grande échelle et rassurante pour tout le monde. Devenir commoner, c’est aussi apprendre l’inconfort et le dialogue. C’est un processus d’individuation (et non pas d’individualisme).

Quel est votre parcours ? Avec quels types de gouvernances avez-vous déjà été familiarisé⋅es auparavant ? Vous sentez-vous individuellement plutôt unaire (ultra autonome voire solitaire et angoissé⋅e par les conflits), duel (à l’aise avec la socialisation et les conflits, et angoissé⋅e s’il n’y a pas un minimum de « frottements » et de discussions), ternaire (à l’aise avec le respect des règles et angoissé⋅e s’il n’y a pas un minimum d’organisation sociale), un peu des trois ? De quoi avez-vous besoin pour vous sentir bien dans un groupe ? Êtes-vous prêt⋅es à changer pour favoriser le collectif ? Si oui sur quels points ?

Moi je sais dans quel type de communauté je me sens le mieux, avec quelle gouvernance notamment, parce que j’y ai beaucoup réfléchi et parce que je commence à avoir pas mal d’expérience dans de nombreux communs. Mais il m’arrive encore d’être prise au dépourvue par d’autres questions telles que celle des valeurs (se connaît-on jamais complètement ?), et j’oublie parfois que cette introspection peut demander du temps aux autres, et qu’il me faut être, encore et toujours, patiente (ce n’est pas mon fort, j’ai un penchant unaire que je compense dans les situations duelles avec du ternaire).

Globalement, je me dis que la création d’un commun ne peut être réussie que si nous prenons soin :

  • de vérifier au départ qu’on est d’accord sur la raison d’être du commun, son objectif
  • de ne prendre aucune règle de fonctionnement ni gouvernance ni valeurs communes pour acquises au démarrage,
  • de construire ce fonctionnement ensemble en prenant le temps de mieux nous connaître (soi-même et les autres),
  • de faire que ce fonctionnement permette l’émergence d’un environnement contenant favorisant la créativité et la sérénité pour chacun⋅e d’entre nous,
  • de documenter les pratiques qui émergent collectivement pour favoriser l’autonomie d’un⋅e nouvel⋅le arrivant⋅e,
  • d’être vigilant⋅es à ce que cette structure soit vivante, constamment en dialogue, respectueuse au maximum de notre besoin d’autonomie individuelle, mais aussi suffisamment stable pour jouer son rôle de “membrane” pour le groupe.

Et lorsqu’on intègre un commun déjà constitué, la première chose est de se documenter et de discuter avec les autres pour se familiariser avec l’existant avant de vouloir le modifier.

Mais ça reste ma vision. À vous de dessiner la vôtre

***

Et il reste un chantier non négligeable toujours en cours dans le réseau : quelle est la philosophie qui fait qu’on se sent commoner, qu’on a envie de participer à des communs, de diffuser ces pratiques, de partager cette vision de la société ? Mais je vais vous dire… je souhaite qu’on ne parvienne jamais à répondre complètement à ces questions. Sinon c’est qu’on aura loupé l’essentiel…

Pour citer Pierre Trendel, un commoner avec lequel j’aime beaucoup travailler :

Un commun procède d’une économie de la ressource, contributive et collective, visant la préservation (durabilité, pérennité) des ressources et des individus, indépendamment des organisations politiques choisies pour atteindre cet objectif.

On met la protection de la ressource au-dessus du reste dans l’optique qu’on doit la préserver ensemble pour notre propre survie commune. Si l’objectif est atteint (une ressource préservée, accessible au plus grand nombre de manière équitable, et pérenne), alors les moyens d’y parvenir peuvent être propres à chacun.

Les communs c’est donc, selon moi, une théorie sociale avec des strates dans lesquelles chacun fait vivre sa vision à sa manière, en fonction des enjeux personnels, collectifs, etc… Par exemple, en fonction de la taille du groupe, on ne peut pas adopter la même gouvernance.

Ça reste donc donc une théorie, une vision collective qui peut se vivre de plein de manières différentes dans le respect des gens et des cultures. On ne peut pas rendre une théorie fonctionnelle de manière uniforme sous peine de verser dans un totalitarisme. C’est un guide éthique qui n’a pas vocation à être atteint.

Si vous souhaitez partager votre propre conception de ce qu’est être commoner et/ou discuter à propos de cet article, je vous invite à rejoindre le forum des communs.