« Encore deux virements cette semaine relatifs à mes contributions dans les communs, ce qui porte ma projection de salaires jusqu’en février 2021.
Jamais je n’aurais pu imaginer qu’en lâchant prise et en faisant uniquement ce que j’aime faire je puisse en retirer un revenu suffisant, et pourtant…«
J’ai partagé cette réflexion sur mon réseau social préféré, et voici ce qu’on m’a répondu :
« Et c’est très appréciable. L’idéal pour celles et ceux qui comme moi cherchent à atteindre cette vie, c’est de vraiment détailler ton fonctionnement. Comme ici par exemple… «
Alors c’est parti, je vais détailler mon fonctionnement, mais comme à mon habitude, je vais d’abord commencer par une série de prémisses
Le « modèle économique » qui est le mien aujourd’hui ne résulte pas d’un plan pré-établi que j’aurais suivi à la lettre pour arriver à cet objectif. Il est plutôt l’aboutissement d’un parcours de vie que je peux qualifier de chaotique ou de créatif selon l’humeur du jour. Quels ont été les jalons de ce parcours ?
- subordination / autonomie : j’ai commencé mon parcours professionnel comme salariée. Il ne me serait jamais venu à l’idée à l’époque de faire autrement. C’était déjà particulièrement subversif de travailler dans le privé alors que mes deux parents étaient fonctionnaires de l’éducation nationale ! Seulement, après plusieurs expériences que je peux analyser a posteriori, il s’est vite avéré que j’étais allergique au lien de subordination. Quelque chose en moi s’opposait profondément à cette hiérarchie plus ou moins explicite, avec ses avatars plus ou moins larvés. Après moultes tergiversations (et aidée par un changement de vie radical lié à ma vie amoureuse), j’ai donc décidé de sauter dans le grand bain des auto-entrepreneur⋅e⋅s. Il ne m’a fallu que quelques années pour comprendre que le lien de subordination n’avait pas disparu, puisque « le client est roi« . Quelle déception ! Bref, après plusieurs échecs cuisants, en tant que salariée puis en tant qu’indépendante, j’ai fini par comprendre que non, ce n’était pas les autres qui étaient insupportables, mais que c’était bien moi qui ne pouvait pas m’adapter à des relations que j’estimais au mieux inéquitables, au pire maltraitantes.
- instabilité / curiosité : toutes mes expériences professionnelles ont tourné court plus ou moins rapidement (de 6 mois à 5 ans grand maximum). Pendant longtemps, j’ai vécu cet état de fait comme un échec, une expression de mon instabilité. Ce n’est qu’à partir du moment où j’ai accepté qui j’étais que j’ai commencé à modifier ma perception de la chose. J’ai une soif d’apprendre inextinguible. J’ai besoin d’être constamment stimulée par de nouveaux défis, de découvrir de nouveaux concepts, de m’approprier de nouvelles techniques. En résumé, je suis une indécrottable curieuse. Il est donc parfaitement normal que j’arrive à plus ou moins brève échéance à un état d’ennui profond dans n’importe lequel de mes boulots. C’est plus fort que moi. Et comme j’ai un tempérament plutôt dynamique et optimiste, je n’ai jamais accepté de stagner dans cet état semi-comateux mâtiné de colère et de déprime. Chaque fois, j’ai repris mon bâton de pèlerin, et je suis allée chercher le boulot suivant, tout en m’attelant à des activités dites « annexes » qui ne l’étaient pourtant pas du tout : passer une licence, m’inscrire dans une école de formation à la psychothérapie, devenir correspondante de presse… tout ça en parallèle du travail.
- assistanat / revenu de base : les deux premiers jalons m’ont invariablement menée à des phases d’épuisement. Je connais donc par cœur le système de solidarité français que j’ai exploré sous toutes les coutures : chômage, ASS, indemnités journalières, RSA, aide au logement, prime pour l’emploi… Tant que j’essayais désespérément de m’adapter au système dominant, je considérais ces phases de prise en charge comme « honteuses ». J’avais bien intégré que c’est très mal d’être « assistée ». Je repartais donc en quête d’un revenu digne. Il m’a fallu beaucoup de temps avant de sentir que cette relation à l’argent était une prison de plus. Que ce soit en me « prostituant » pour un patron ou pour un client, ou en acceptant l’aumône sociale, dans les deux cas, j’avais une mauvaise image de moi-même. Mais la vie m’a bien forcée à lâcher prise puisqu’à l’issu de mon dernier burn-out, je suis restée tellement « sur le carreau » qu’il n’a plus été question de retrouver un emploi pendant plusieurs années. J’ai donc pris le parti de considérer que mon RSA n’était rien d’autre que le revenu de base auquel nous avons tous et toutes droit, particulièrement dans une société aussi riche que la nôtre. Je me suis débarrassée du sentiment de culpabilité.
- revenu / rétribution : puis j’ai connu une nouvelle étape dans la prise de conscience. À partir du moment où une activité générait un revenu, je me sentais piégée ! Signer un contrat dans lequel je m’engage à une certaine quantité de travail en échange d’une quantité d’argent m’est devenu insupportable. Quand on y réfléchit, c’est encore une forme de subordination, particulièrement quand, comme moi, on respecte ses engagements. J’ai donc eu besoin de me libérer de cette forme de relations sociales. J’ai beaucoup réfléchi aussi à la notion même de monnaie, je me suis renseignée sur son histoire, et ces recherches n’ont fait que me conforter dans l’idée qu’il s’agit d’un système de domination bien avant d’être un système d’échange.
Une fois ces constats posés, voilà donc comment je fonctionne aujourd’hui…
- J’ai complètement inversé le raisonnement habituel qui consiste à calculer de quoi on a besoin pour vivre puis à chercher comment faire pour obtenir cette somme. Je pars du principe que, quoi qu’il arrive, j’ai la grande chance de pouvoir bénéficier d’un revenu de base, ce qui me libère de toute obligation. Pendant un temps, j’ai pensé qu’il fallait quand même faire un peu semblant d’être contrite quand je rencontrais les gardes chiourmes très bien intentionnés du système. Mais lorsque la dernière conseillère Pôle Emploi que j’ai rencontrée m’a demandé « De quoi avez-vous besoin ?« , j’étais dans un tel état d’anxiété que j’ai répondu « Qu’on me foute la paix« . Contre toute attente, elle a parfaitement compris, et m’a soutenue dans l’année qui a suivi.
- J’ai également renversé mon rapport au travail : comme tout le monde, j’ai besoin de me sentir utile. Cela n’a rien à voir avec l’argent qui peut m’être versé en retour, c’est viscéral : j’ai besoin de contribuer. Je m’engage donc dans des activités qui me plaisent, sans jamais prendre comme critère si elles seront génératrices d’un revenu. Cela me procure la liberté totale de commencer et arrêter toutes mes activités à tout moment, et l’inégalable sentiment de gratitude réciproque qui émerge quand on apporte sa contribution à un projet. Je m’engage donc partout où on accepte de me laisser travailler sans me demander d’où je viens ni si j’ai les diplômes nécessaires.
- Je ne travaille plus que dans des environnements où les relations sociales sont exemptes de hiérarchie, soit dans des collectifs auto-gérés, soit en tant que bénévole dans des contextes où je conserve une entière liberté d’action.
- j’ai trouvé un écosystème parfaitement adapté à ce fonctionnement : le réseau des communs. Toutes mes contributions dans ce réseau sont a priori bénévoles, mais de plus en plus souvent, les collectifs que je rejoins disposent de budgets contributifs. Leur fonctionnement n’a rien à voir avec le système capitaliste dominant. L’argent est mis dans un pot commun, et chaque personne évalue toute seule combien elle prend dans ce pot, a posteriori, c’est à dire une fois que le travail est effectué. Ainsi, je n’ai aucune pression sur la quantité de travail à fournir, et si j’estime que ce travail mérite rétribution (ce n’est pas toujours le cas), je me sers dans le pot.
- et enfin, sur le plan de l’organisation, j’ai rejoint une coopérative d’activité et d’emploi. C’est une forme de portage salarial qui me permet de facturer mes contributions, de mettre l’argent dans cette coopérative, et de le récupérer sous forme de fiches de paye parfaitement légales. Le statut d’entrepreneur salarié est un des rares à ce jour (avec celui de dirigeant de SCOP [1]Merci à David Bruant pour la référence) qui ne comporte pas de lien de subordination, et qui permet pourtant de bénéficier de tous les avantages du salariat (sécurité sociale, mutuelle d’entreprise, cotisation à la retraite et au chômage, etc…)
Je pourrais faire croire que tout ceci est le résultat d’une grande force morale qui m’a poussée au respect de mes valeurs et à une mise en cohérence de mes actes par rapport à ces dernières. Mais il n’en est rien. Chaque étape de vie m’a littéralement obligée à lâcher prise, un pas après l’autre, jusqu’à en arriver à la situation actuelle où j’ai un revenu qui me permet de vivre décemment et sans être pourchassée par le système. Je continue de recevoir des aides (aide au logement notamment), mais comme j’ai un salaire, plus personne ne me met « la pression ».
Bien entendu, quand je dis « vivre décemment », tout ce parcours m’a également amenée à revoir complètement mes exigences. Je n’ai plus de voiture, je ne suis plus propriétaire d’une maison, je ne contracte plus aucun emprunt bancaire, je ne consomme pas à outrance, la plupart de mes achats sont des choses utiles (nourriture, vêtements, matériel informatique pour travailler,…). Et puis, grâce au réseau des commoners, j’ai également appris à recevoir… En faisant un grand tour de France, j’ai passé trois mois à intégrer que je pouvais être reçue chez quelqu’un, logée, nourrie, et ne pas me sentir redevable pour autant.
Alors voilà, ceci n’est effectivement pas un mode d’emploi. C’est juste un témoignage de mon parcours. Le lâcher prise est sans doute le maître mot de l’histoire, et ce parcours sur le plan du rapport au travail et à l’argent est inclus dans une profonde modification de mon rapport à la vie en général. Certains appellent cela un parcours spirituel… mais ceci est une autre histoire
Références
↑1 | Merci à David Bruant pour la référence |
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